Alban Homba Bassowa, doctorant à l’Université du Québec à Montréal
Introduction
Dans le microcosme des juristes, il est unanimement admis que l’amicus curiae constitue une modalité de participation des tiers permettant de répondre au besoin du juge d'être éclairé tout en satisfaisant les souhaits des acteurs de la société civile d'être associés au procès(1). Il est paradoxal que nonobstant la forte volonté sans cesse réaffirmée par l’OHADA de construire un espace juridique et économique sécurisé(2), elle méconnaisse encore cette institution essentielle qui concourt à l’efficacité du système juridictionnel.
En effet, l’actualité révèle que la pratique de l’amicus curiae connaît un regain d’intérêt. On se souvient que le 27 octobre 2022, dans l’affaire des projets pétroliers de TotalEnergies en Ouganda, le tribunal judiciaire de Paris a sollicité des éclaircissements de trois universitaires sur la notion de devoir de vigilance introduite en France par une loi de 2017(3). C’était la toute première fois qu’une interprétation judiciaire de la notion de vigilance allait être livrée.
Quel impact pourrait avoir l’institutionnalisation de l’amicus curiae dans le droit OHADA ? L’ouverture des juridictions arbitrales en Afrique à la figure de l’amicus curiae produira un impact positif sur la bonne gouvernance et la bonne administration de la justice.
En théorie, le cadre institutionnel y relatif est désormais propice. Le Conseil des ministres de l’OHADA a, en 2017, adopté le nouvel Acte uniforme relatif au droit de l’arbitrage ainsi que le nouveau règlement d’arbitrage de la CCJA. Ça a été l’occasion d’insérer des dispositions relatives aux investissements, marquant ainsi le point de départ pour un développement en Afrique de l’arbitrage d’investissement. Par ailleurs, l’intérêt pratique du sujet se révèle dans la nécessité de construire un espace sécurisé à la fois sur les plans économique et juridique, objectifs déjà poursuivis, non sans difficulté, par l’OHADA.
Ainsi, l’institutionnalisation de l’amicus curiae dans l’arbitrage OHADA comporte des atouts dont il convient de présenter les grands traits (I) avant d’en envisager les modalités (II).
I. Les avantages de l’institutionnalisation du recours aux amici curiae dans l’arbitrage OHADA
Au nombre des multiples enjeux de la pratique de l’amicus curiae, l’on retrouve entre autres ceux liés à la transparence procédurale (A) et ceux relatifs à la protection des droits humains (B).
A. Une consolidation de la transparence procédurale
L’appel à la transparence dans le domaine de l’arbitrage entre investisseurs et États lancé par l’OCDE(4) en 2005 reflète une prise de position internationale quant à la nécessité d’ouvrir aux tiers les procès mettant en cause des intérêts publics. Dans le cadre de l'ALENA(5), les affaires Methanex(6), UPS(7) et Glamis Gold(8) ont contribué à la reconnaissance du rôle de l'amicus curiae eu égard à l'exigence de transparence dans l'arbitrage d'investissement. À titre illustratif, dans l’affaire Méthanex, le tribunal arbitral affirmait que « the acceptance of amicus submissions would have the additional desirable consequence of increasing the transparency of investor state arbitration »(9).
Une justice trop confidentielle a des inconvénients liés aux risques de corruption. Les enjeux de transparence étant considérables pour l’Afrique(10), celle-ci doit œuvrer pour relever les défis. Loin d’obstruer la justice, l’amicus curiae permettra aux juridictions de poser de bons diagnostics et de trouver des remèdes adaptés à la spécificité de chaque contentieux. Si la transparence devient un leitmotiv des tribunaux, il en résultera une amélioration de la qualité du système juridictionnel et de la gouvernance. Et justement, la lutte contre la corruption étant un objectif poursuivi par le droit OHADA(11), il devient fondamental qu’elle prenne corps, en l’occurrence dans la justice arbitrale. Or, c’est favoriser la réalisation de cet objectif que d’institutionnaliser le recours à l’amicus curiae(12). En effet, celui-ci s’assure que tous les éléments de preuve et arguments pertinents sont dûment présentés à l’arbitre ou au juge. Il contribue encore à révéler tous les enjeux relatifs à l’intérêt général, à la transparence, à la bonne gouvernance et aux droits de l’Homme dans l’affaire soumise au tribunal, écartant ainsi les risques potentiels de fraude, de corruption ou de violation des droits humains.
B. Une protection accrue des droits humains
En matière d’investissement, les parties défendent leurs intérêts, laissant presque de côté ceux des populations. Or, il est fréquent que les relations investisseurs-Etats donnent lieu à des contentieux relatifs à la violation des droits des populations notamment lorsque les activités des filiales des multinationales portent atteinte à l’environnement et à la santé publique, soit par la déforestation abusive, soit par la pollution aux hydrocarbures. Les droits humains ont une place importante dans la pratique des amici curiae. Ceux-ci défendent les droits des populations, en s’appuyant sur des arguments fondés sur les droits sociaux, tels que le droit à la santé(13), à l’alimentation(14) et les droits des travailleurs(15), mais aussi sur les droits environnementaux tels que le droit à l’eau(16), le droit à un environnement sain, etc.
Dès lors, on peut soutenir que l’amicus curiae participe à la promotion et à l’effectivité des droits de l’Homme dans un climat des affaires où seuls les intérêts des parties comptent. Il s’appuie sur divers arguments relatifs à la protection des droits l’Homme et à la responsabilité sociale des entreprises. Dans l’arbitrage initié en vertu du chapitre 11 de l’ALENA, entre Methanex Corporation et les Etats-Unis d’Amérique, le tribunal a considéré que : « Amici have submitted analysis and arguments based on principles of international law that are not only relevant as applicable law, but that will provide material aid to the Tribunal in approaching and deciding the legal issues before it »(17).
Les avantages du mécanisme de l’amicus curiae ayant été démontrés, il faut s’intéresser aux pistes à emprunter pour son institutionnalisation en droit OHADA.
II. Les voies ouvertes à l’institutionnalisation du recours aux amici curiae en droit OHADA
Si l’adoption de mesures législatives favorables à l’amicus curiae peut être encouragée (A), il sera tout aussi intéressant de procéder par application des normes extérieures à l’espace OHADA au sein même de celui-ci (B).
A. L’autorisation législative du recours à l’amicus curiae dans l’espace OHADA
Il peut être envisagé l’adoption de mesures favorables aux recours à l’amicus curiae au sein de l’espace OHADA par les Etats membres à travers leurs législations. Par exemple, il pourrait être prévu qu’un tribunal arbitral qui se constitue dans un Etat aura toute latitude de recourir à l’amicus curiae. Un regard sur le droit de l’OMC permet de soutenir la proposition. Les articles 13.1 et 13.2 du Mémorandum prévoient que les groupes spéciaux peuvent demander à toute personne et à tout organisme des avis. Dans cette perspective, les tribunaux arbitraux ad hoc qui siègent dans un Etat membre de l’OHADA pourraient avoir la possibilité de recourir à des institutions comme les organisations non-gouvernementales dont le domaine d’action est pertinent par rapport aux questions qui seront tranchées par les arbitres. Cela veut dire que si les arbitres sont confrontés à des enjeux liés à l’économie de l’environnement ou à la protection des personnes vulnérables, ils feront appel à des compétences en ces matières. Ainsi, pourront agir comme amicus curiae non seulement les ONG, mais aussi les universitaires dont l’expérience et l’expertise peuvent être utiles.
En outre, il peut être intéressant d’étendre encore cette approche aux instances juridictionnelles des organisations communautaires. Ainsi, les tribunaux arbitraux siégeant dans l’espace OHADA gagneraient à accueillir les avis de la Cour de justice de l’UEMOA en matière fiscale et comptable(18) ainsi que ceux de la CEDEAO en matière de droit de l’Homme dans les arbitrages d’investissement. Une référence à d’autres sources comme celles de la CNUDCI peut permettre de combler les lacunes.
B. L’importation des normes CNUDCI dans l’arbitrage OHADA
Faut-il le rappeler, le règlement CNUDCI élaboré en 1976 et révisé respectivement en 2010 et 2013 a contribué à l’efficacité de l’arbitrage ad hoc. Le règlement sur la transparence de l’arbitrage entre investisseurs et Etats de la CNUDCI a prévu la possibilité pour des tiers de soumettre des observations écrites au tribunal arbitral.
En premier lieu, l’autorisation concerne les tiers non parties à la convention et non parties au litige. C’est ainsi qu’après avoir consulté les parties au litige, « le tribunal arbitral, peut autoriser une personne autre qu’une partie au litige et qu’une partie au traité non partie au litige à lui soumettre des observations écrites sur une question s’inscrivant dans le cadre du litige»(19). En second lieu, elle concerne les tiers au litige mais parties au traité. Ceux-ci peuvent soumettre des observations sur des questions d’interprétation du traité(20) ou sur d’autres questions s’inscrivant dans le cadre du litige(21).
On y voit une volonté manifeste de démocratiser le contentieux arbitral. Il faut promouvoir l’applicabilité de ces normes dans l’espace OHADA, en encourageant le recours aux règlements CNUDCI. Ainsi, les parties pourront prévoir dans la clause compromissoire qu’en cas de litige, les règlements CNUDCI s’appliqueront. Dans la mesure où ces règlements consacrent l’amicus curiae, ce serait un moyen efficace d’y recourir même en l’absence de consécration formelle dans le droit uniforme de l’OHADA. Ce serait encore un bon moyen d’habituer les praticiens de l’espace OHADA à la figure de l’amicus curiae. En effet, une expérience préalable permettra d’en maîtriser les rouages avant toute institutionnalisation.
1 S. MENETREY, L’amicus curiae, vers un principe de droit international procédural ?, Thèse, Université Laval, Québec, 2009, p. 17.
2 J-M. TCHAKOUA et alii, Droit de l’arbitrage, Précis de droit uniforme africain- OHADA, Juriscope, 2022, p.7.
3 Loi n° 2017-399 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordre, 27 mars 2017.
4 OCDE, Transparence et participation de tierces parties aux procédures de règlement des différends entre investisseurs et États, Déclaration du Comité de l’Investissement de l’OCDE, juin 2005.
5 Accord de Libre-échange Nord-Américain fondé le 1er janvier 1994 et devenu ACEUM (Accord Canada–États-Unis–Mexique) depuis le 1er juillet 2020.
6 Methanex Corporation c. États-Unis, ad hoc, CNUDCI, 3 août 2005.
7 UPS v. Canada, ad hoc, CNUDCI, 24 mai 2007, § 40-42.
8 Glamis Gold Ltd. v. United States of America, ad hoc, CNUDCI, 17 novembre 2005.
9 Biwater Gauff LTD. c. République de Tanzanie, Affaire CIRDI N° ARB/05/22, 24 juillet 2008, §54.
10 Le rapport 2020 de la CNUCED sur le développement économique en Afrique indique que les flux financiers illicites privent l'Afrique de 88,6 milliards de dollars chaque année.
11 T. VOGL, « Lutte contre la corruption : condition essentielle pour la réussite du droit OHADA », Penant 967, pp. 206-114.
12 L. HENNEBEL, « Le rôle des amici curiae devant la Cour européenne des droits de l'Homme », RTDH, Vol. 71, 2007, p. 643.
13 Methanex Corporation c. États-Unis, ad hoc, CNUDCI, mémoire des parties contestantes (réseau Bluewater et autres), 9 mars 2004, §19.
14 Pac Rim Cayman LLC c. République du Salvador, CIRDI, cas n°. ARB/09/12, mémoire d’amicus curiae sur le fond du litige, 25 juillet 2014, p. 13.
15 UPS v. Canada, ad hoc, CNUDCI, 24 mai 2007, § 16.
16 Biwater Gauff LTD. c. République de Tanzanie, Affaire CIRDI N° ARB/05/22, award, 24 juillet 2008, § 379.
17 Methanex Corporation c. États-Unis, ad hoc, CNUDCI, mémoire des parties, 9 mars 2004, § 45, p.22.
18 C. KESSEDJIAN, « La nécessité de généraliser l’institution d’amicus curiae dans le contentieux privé international », Festschrrift fur Eric JAYME, vol.1, 2004, pp.403-408.
19 Règlement de la CNUDCI sur la transparence dans l’arbitrage entre investisseurs et États fondé sur des traités, 2014, article 4(1).
20 Idem, article 5 (1).
21 Idem, article 5 (2).