Par Natalia Gaucher-Mbodji, doctorante au Centre de Droit Économique de l'Université d'Aix-Marseille, Présidente du Club de l'arbitrage.
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Ces dernières années, l’arbitrage s’est invité plusieurs fois sur la scène médiatique : l’arbitrage « Tapie » a impliqué en 2008 l’État français et un homme d’affaires connu ; l’affaire « Youkos » s’est soldée en 2014 par la condamnation de la Russie au paiement de 50 milliards de dollars[1], certainement la plus grande condamnation de l’histoire de l’arbitrage. S’il est aujourd’hui très présent dans le commerce international, l’arbitrage est une forme de justice ancienne qui consiste en ce que les parties à un litige désignent un ou plusieurs tiers appelés arbitres aux fins de trancher leur différend, et s’obligent à en respecter la décision. Alors, d’où vient l’arbitrage ?
La date de la naissance de l’arbitrage est inconnue et son étude historique suscite des discussions. Sommairement, les spécialistes des sociétés primitives et antiques estiment que l’arbitrage a certainement existé dans toutes les sociétés anciennes, en tant que forme de justice plus évoluée que la vengeance personnelle puisqu’au lieu d’user de la violence, les protagonistes s’en remettaient au jugement d’un tiers qu’ils choisissaient[2]. Ce tiers pouvait être un parent ou un ami commun digne de confiance. Il se distinguait alors de la justice « civile », elle aussi apparue progressivement dans les sociétés anciennes, mais à la différence de la première, elle s’exerçait par des autorités publiques, par des prêtres ou encore par le peule réuni en assemblée, et ce au nom du groupe social, par exemple au nom de la Cité. Aujourd’hui en France, la justice publique est rendue dans les tribunaux au nom du peuple français, alors que l’arbitrage est rendu par des tribunaux privés.
Il y a une similarité entre les mécanismes de l’arbitrage d’aujourd’hui avec ceux des premiers siècles de notre ère. Des stèles, mais aussi des documents rédigés sur du papyrus ou des tablettes s’ajoutent aux sources littéraires telles les plaidoiries de Cicéron pour nous montrer combien la justice arbitrale de l’époque romaine était proche de la nôtre. Par exemple, des tablettes retrouvées sur le site de Pouzzoles en Italie[3]montrent comment les arbitres étaient désignés pour trancher un litige, au Ier siècle dans cette région de l’Europe. Les parties rédigeaient sur une tablette un compromis d’arbitrage (compromissum) sur lequel elles identifiaient leur litige et désignaient l’arbitre qui devait le trancher et à quel endroit, vraisemblablement. Elles faisaient appel à plusieurs témoins qui contresignaient la tablette et pouvaient être requis afin de prouver l’existence et le contenu de l’accord, si nécessaire. Comme ces formes de rédaction sont solennelles (les testaments pouvaient aussi être rédigés sur de tels supports), l’on peut imaginer l’importance donnée à ces compromis d’arbitrage !
Les sources archéologiques montrent une préférence historique pour des arbitres connaisseurs dans le domaine en cause. Parmi les nombreuses sources retrouvées, les experts ont analysé des sources épigraphiques (inscriptions sur la pierre ou le métal) qui reproduisent des sentences arbitrales et nous renseignent sur les arbitres, leurs auteurs. Par exemple, l’inscription d’Histonium[4] relate la sentence arbitrale d’un homme du Ier siècle de notre ère, C. Helvedius Priscus, appelé pour résoudre un litige de délimitation entre propriétés privées. Le langage de cet arbitre démontre des connaissances précises dans le domaine territorial et indique que les arbitres pouvaient à cette époque être choisis pour leurs connaissances dans le litige en cause. Si jamais les arbitres manquaient de connaissances, les mêmes sources attestent qu’ils s’appuyaient sur des experts pour prendre leur décision. Finalement, cet arbitrage se rapproche du nôtre non seulement par le contenu de l’engagement des parties à se soumettre à l’arbitrage, mais aussi parfois par l’identité des arbitres, puisqu’aujourd’hui encore il est fréquent de recourir à l’arbitrage dans des domaines techniques, en s’appuyant sur les connaissances rassurantes d’experts du domaine, comme des anciens marins pour les arbitrages maritimes.
Enfin, l’arbitrage s’est développé grâce aux Romains parce qu’ils ont porté le droit à un niveau de technicité rare. Si les sources attestent de l’utilisation de l’arbitrage entre cités grecques[5], ce sont les Romains qui ont dégagé les caractères techniques qu’on lui connaît aujourd’hui : sa source contractuelle et sa nature juridictionnelle et leurs conséquences. Grâce à une importante entreprise de compilation commandée par l’Empereur Justinien (482-565), nous disposons de textes de droit de toute l’époque classique (du Iersiècle à 284 ap. J.-C) qui montrent que les Romains ont posé les notions de base de l’arbitrage tel qu’il est connu aujourd’hui. Ainsi Paul, un juriste et fonctionnaire romain ayant vécu entre 160 et 230, écrivait que « le compromis [d’arbitrage] est similaire aux actions devant les juges de l’Empire et tend comme elles à mettre fin aux litiges »[6]. Les Romains ont estimé avant nous que l’arbitre engagé était obligé de poursuivre jusqu’à son terme sa mission de résoudre le litige ; et à partir de l’Empereur Justinien, la loi oblige les parties à respecter le compromis d’arbitrage dans certaines conditions[7].
Nous avons vu que les experts supposent l’existence de l’arbitrage dans les sociétés très anciennes, et qu’il est certain que cette forme de justice a été utilisée dans l’Antiquité, entre cités grecques notamment, et entre les particuliers dans le monde romain sous une forme similaire à celle que nous connaissons aujourd’hui. Ce ne sont d’ailleurs pas seulement ses modalités, mais aussi son esprit que nous pouvons comparer à l’arbitrage d’aujourd’hui, puisque dès l’Antiquité, l’arbitrage était associé à l’équité et la souplesse, en comparaison avec le procès civil qui était associé à la rigueur, la rigidité. Dans son discours pour Roscius le Comédien (Ier siècle avant J.-C.), Cicéron interpelait ainsi ses auditeurs : « que trouve-t-on dans la formule de l’instance soumise au juge ? Des termes précis, rudes, simples […]. Que trouve-t-on dans la formule soumise à l’arbitre ? Des termes doux, modérés : donner ce qui est plus équitable et meilleur »[8]. Encore aujourd’hui, certains voient l’arbitrage comme une justice permettant des solutions équitables, s’écartant de la rigueur du droit.
En conclusion, les fondations de l’arbitrage tel que nous le connaissons aujourd’hui ont été posées dans l’Antiquité. Il s’est passé beaucoup d’événements entre les premiers siècles et nos jours : effondrement de l’Empire romain, renaissance de formes étatiques d’organisations sociales, guerres, révolutions… La justice arbitrale semble s’être frayé un chemin jusqu’à aujourd’hui, peut-être, tout simplement, parce qu’elle est utile dans certains litiges et qu’elle sait s’adapter à des contextes nouveaux. Qui aurait pensé, sous l’Empereur Justinien, qu’elle deviendrait une justice privilégiée dans la mondialisation des échanges économiques ?
Notes:
[1] Par exemple, sur l’un des rebondissements récents de cette affaire : J. C.-H., « Affaire Ioukos: la Russie condamnée à payer 50 milliards aux actionnaires de l'ancien groupe pétrolier », BFM Business, 18 févr. 2020, https://bfmbusiness.bfmtv.com/monde/affaire-ioukos-la-russie-condamnee-a-payer-50-milliards-aux-actionnaires-de-l-ancien-groupe-petrolier-1860075.html. [2] H. Lévy-Bruhl, Recherches sur les actions de la loi, Sirey, 1960, pages 3 et suivantes. [3] G. Camodeca, Tabulae Pompeianae Sulpiciorum. Edizione critica dell’archivio puteolano dei Sulpicii, Roma, Quasar, 1999, Tome I, pages 104 et suivantes. [4] Pour la traduction et l’interprétation de cette inscription : Ido Israelowich, « C. Helvidius Priscus arbiter ex compromisso », Klio, n° 101/2, 2019, https://www.degruyter.com/view/journals/klio/101/2/article-p599.xml?language=de&tab_body=fullHtml-69327. [5] Notamment, des inscriptions épigraphiques : J. Velissaropoulos-Karakostas, Droit grec d’Alexandrie à Auguste (323 av. J.-C. – 14 ap. J.-C). Personnes – Biens – Justice, Paris, De Boccard, 2011, vol. 1, pages 78 et suivantes. [6] Paul, Second livre sur l’édit du préteur, Digeste, 4, 8, 1. [7] Sur ces points : P.-F. Girard, Manuel élémentaire de droit romain, Arthur Rousseau, 1929 (réimpression chez Dalloz, 2003) p. 647. [8] Cicéron, Pro Q. Roscio Comodeo, éd. H. de la Ville de Mirmont – Jules Humbert – Édouard Cuq, Cicéron. Discours, Tome I, Paris, Les Belles Lettres, 3e éd., 1960, pp. 141-1979.