Nasr Ashoush, Doctorant à l’Université de Bourgogne
Dans le cadre des relations économiques internationales, un investisseur étranger contracte rarement avec l'État lui-même, mais le plus souvent avec l'une de ses émanations (instrumentalities en anglais) qui possède une personnalité juridique distincte et autonome de l'État (1). Il existe une grande variété de ses émanations, telles que les entreprises publiques, les agences d'infrastructure, les agences de développement et les autorités locales. Lesdites émanations doivent être distinguées des organes d'État et la personnalité morale est au cœur de la distinction. Un organe est donc une entité qui n'est pas distincte de l'État et qui a ce statut en vertu du droit interne de cet État (2).
L'une des émanations étatiques les plus renommées est l'entreprise d'État, l'outil magique qui est revêtu de la puissance du gouvernement, mais possède la flexibilité et l'initiative d'une entreprise privée (3). Le fait qu'elle soit étroitement liée à l'État alimente toujours la controverse sur l'identité de cette entreprise. S'agit-il d'une émanation indépendante ou d'un simple organe derrière qui l'État se cache pour mettre en œuvre ses politiques ? Pour répondre à cette question, certains maintiennent la distinction classique entre organe et entreprise tandis que d'autres soutenaient que cette dernière est un organe d'État (4).
La distinction entre les deux entités est pertinente pour l'attribution du comportement de l’entreprise à l’État. Si un État est toujours responsable du comportement de son organe, qu'il soit commercial ou gouvernemental, ce n'est pas le cas d’une émanation d’État dont les actes commerciaux, en théorie, n'engagent pas la responsabilité de l'État. L'exemple cité par monsieur Gallus l'explique clairement « A Ministry's purchase of office equipment, such as pencils, is attributable to the State. If the Ministry's conduct in its office equipment purchases is inconsistent with the State's international law obligations, the conduct entails the international responsibility of the State. Conversely, a State agent's [state enterprise] (émanations d’État) purchase of office equipment is normally not attributable to the State, as it is not exercising any governmental authority. Consequently, a person harmed by the agent's purchase of office equipment cannot seek remedies in international law, even if the agent's conduct in the purchase would have amounted to a breach of international law if performed by a State organ » (5).
Ainsi, un tribunal d'arbitrage d'investissement saisi pour régler un différend impliquant une entreprise d'État doit avant tout déterminer si cette entreprise est ou non un organe de l'État afin de savoir quels comportements doivent être attribués à l'État.
Dans cet article, nous nous focalisons sur la réponse apportée à cette question par la jurisprudence CIRDI (II), aussi bien que quelques accords importants de libre-échange qui ont abordé la question pour créer leur propre lex specialis en la matière (III).
I. L'attribution à l'État des actes de ses entreprises dans la jurisprudence CIRDI
Avant d'aborder la jurisprudence relative à cette question (B), nous devons passer par un rapide rappel des articles de la Commission du droit international sur la responsabilité de l'État (ci-après articles CDI) (A). Il est également question de voir comment certaines jurisprudences les ont utilisés correctement, tandis que d'autres les ont combinés sans une vision claire sur la règle choisie pour attribuer le comportement.
A. Différentes règles d'attribution dans les articles CDI
L’attribution des faits des entités étatiques à l’État est gouvernée par des règles différentes. Ainsi, les faits d’un organe d’État sont attribués à ce dernier par le biais de l’article 4 (1), tandis que les articles 5 (2) et 8 (3) servent à attribuer à l’État les actes de ses émanations ou des entités dont les faits sont contrôlés par l’État.
Article 4 : «1. Le comportement de tout organe de l’État est considéré comme un fait de l’État d’après le droit international que cet organe exerce des fonctions législative, exécutive, judiciaire ou autres, quelle que soit la position qu’il occupe dans l’organisation de l’État, et quelle que soit sa nature en tant qu’organe du gouvernement central ou d’une collectivité territoriale de l’État. 2. Un organe comprend toute personne ou entité qui a ce statut d’après le droit interne de l’État ».
C'est la règle utilisée pour attribuer à l'État la conduite des ministères(6), des provinces et des états fédérés (7). Dès lors que le tribunal est certain que, selon la loi de l'État, l'entité n'est pas un organe de l'article 4, il doit passer à l'article 5 qui attribue le comportement sur une base fonctionnelle (matérielle).
Article 5 : « Le comportement d’une personne ou entité qui n’est pas un organe de l’État au titre de l’article 4, mais qui est habilitée par le droit de cet État à exercer des prérogatives de puissance publique, pour autant que, en l’espèce, cette personne ou entité agisse en cette qualité, est considéré comme un fait de l’État d’après le droit international »
Le texte de l'article soulève quelques questions, la première étant de savoir ce qui est considéré comme prérogatives de puissance publique (ci-après PPP). Une question qui dépend de chaque société, son histoire et ses traditions (8). La deuxième est de savoir si l'entité est habilitée ou non à exercer ces PPP. Et la troisième est de savoir si le comportement litigieux implique lesdites PPP. Dans de nombreux cas, les tribunaux ont estimé que les entités étaient habilitées à les exercer, mais ne les ont pas tenues pour responsables, car le comportement litigieux ne les impliquait pas (9).
Article 8 : « Le comportement d’une personne ou d’un groupe de personnes est considéré comme un fait de l’État d’après le droit international si cette personne ou ce groupe de personnes, en adoptant ce comportement, agit en fait sur les instructions ou les directives ou sous le contrôle de cet État ».
La conduite d'une entité peut être attribuée en vertu du présent article pour des raisons telles que les instructions données aux membres du conseil d'administration, l'autorisation du gouvernement pour des décisions particulières et les organes de décision qui sont composés de fonctionnaires de l'État (10).
L'objectif est de préciser que ces articles s'excluent les uns les autres de sorte qu'un tribunal ne peut pas fonder sa décision sur plusieurs articles à la fois. Ainsi, soit l'attribution du comportement se faire en vertu de l'article 5, soit en vertu de l'article 8. S'il a été établi que l'entité en question est un organe de l'article 4, il n'est pas nécessaire de vérifier l'applicabilité des deux autres articles. Car comme on l’a déjà dit, un État est responsable de tous les actes de ses organes, qu'ils soient commerciaux ou gouvernementaux.
Ce cloisonnement des règles d'attribution est respecté par certains tribunaux et ignoré par d'autres. En ce qui concerne ces derniers, la célèbre affaire Maffezini en est un bon exemple. Le tribunal, se fondant sur un critère structurel ou formel, a décidé que « a finding that the entity is owned by the State, directly or indirectly, gives rise to a rebuttable presumption that it is a State entity » (11). Après avoir constaté que l'entreprise d'État peut prendre de nombreuses formes et que, par conséquent, trancher la question uniquement sur la base du critère structurel ne serait pas conséquent, le tribunal a procédé à l’évaluation du critère fonctionnel (12).
Le tribunal a cité l'analyse de l'affaire CSOB et a décidé que « By the same token, a private corporation operating for profit while discharging essentially governmental functions delegated to it by the State could, under the functional test, be considered as an organ of the State and thus engage the State‟s international responsibility for wrongful acts » (13).
La confusion entre les deux bases, structurelle (article 4) et fonctionnelle (article 5), est très évidente en dernier paragraphe. Une société privée qui cherche à réaliser des bénéfices et qui, entre-temps, s'acquitte de fonctions gouvernementales est une émanation d’État au sens de l'article 5 « qui n’est pas un organe de l’État au titre de l’article 4 ». Enfin, le tribunal a décidé que SODIGA (l'entité en question) remplissait à la fois les critères structurels et fonctionnels et est donc « a state entity acting on behalf of the state » (14). Ce qui est intéressant dans cette sentence, c'est que le tribunal n'a pas accordé beaucoup du poids au droit interne de l'État qu’il n’a pas trouvé nécessairement contraignant pour un tribunal d’arbitrage international. Elle a estimé que la question de savoir si l’entité est un organe d’État est une question de fait et de droit à déterminer selon les principes du droit international (15). Ce qui est en contradiction manifeste avec l’énoncé de l'article 4. Peut-être, comme l'a affirmé monsieur Manciaux, le fait que les articles de la CDI n'avaient pas encore été adoptés lorsque ces décisions ont été rendues a affecté la décision du tribunal (16).
Une hésitation similaire entre les règles d'attribution est remarquée dans l’affaire west management v. Mexico. Après avoir cité les articles 4,5 et 8, le tribunal a conclu que « one way or another the conduct of Banobras was attributable to Mexico for NAFTA purposes » (17).
D’autre part, on a des jurisprudences qui différencient dûment entre les bases d'attribution. Dans l'affaire Jan de Nul c. Égypte, après avoir constaté que, selon le droit interne, l'autorité du canal de Suez (SCA) n'est pas qualifiée d'organe d'État, le tribunal est passé à l'article 5 et a noté que la SCA était habilitée à exercer des PPP (18). Mais il a estimé que les actes dont l’investisseur se plaignait étaient de nature commerciale et non des PPP (19). Lors de la troisième phase de l'évaluation, le tribunal a estimé qu’il n'y avait aucune preuve d'instructions données concernant les actes spécifiques faisant l'objet de la plainte, ceux-ci ne pouvaient donc être attribués à l’État en vertu de l'article 8 (20).
Un autre bon exemple est l'affaire Bayindir c. Pakistan. En vertu de l'article 4, le tribunal a noté que le fait qu'il puisse y avoir liens entre la NHA et certaines subdivisions du gouvernement du Pakistan ne signifie pas que les deux ne sont pas distincts parce que « State entities and agencies do not operate in an institutional or regulatory vacuum ». Il a ajouté qu’en raison de sa personnalité morale distincte, le tribunal écarte la possibilité de considérer la NHA comme organe d'État au sens de l'article 4. Il s’est ensuite livré à l’analyse l'article 5 et a estimé qu’il n'est pas contesté que la NHS est généralement habilitée à exercer des PPP, mais qu’en l’espèce il n'agissait pas dans l'exercice desdites PPP. Enfin, le tribunal a attribué à l’État le comportement du NHA en vertu de l'article 8 (21).
Règle adéquate pour attribuer à l’État les faits de ses entreprises
Nous arrivons ici à la question centrale de savoir quel est le statut d'une entreprise d'État, un organe d'État visé à l'article 4, comme l'expliquent certains (22) ou une entité relevant de l'article 5 qui est seulement chargée de certaines PPP. Le scénario concerne une entreprise qui, selon le droit interne de l'État, est constituée en société commerciale dotée d'une personnalité morale propre, mais qui ressemble, structurellement, à un organe d'État et sert à satisfaire aux objectifs publics. Nous analyserons ici une série de décisions de tribunaux qui démystifient ce point.
Salini c. Maroc
Ce litige est né d'un contrat de construction d’autoroutes entre ADM (Société Nationale des Autoroutes du Maroc) et l'entrepreneur italien (Salini). En raison de certaines circonstances imprévues, Salini a été obligée de supporter des dépenses supplémentaires et d’achever le projet 4 mois plus tôt que prévu. Après n'avoir reçu aucune réponse d'ADM concernant la compensation pour les dépenses supplémentaires, Salini a décidé d’intenter une affaire CIRDI contre le gouvernement du Maroc (23).
En ce qui concerne le statut d'ADM, le Royaume du Maroc soutenait qu'il s'agit d'une personne morale privée détenant ses propres actifs et que le fait que l'État exerce ses droits d'actionnaire et de concédant ne devrait pas avoir d'effet sur l'autonomie juridique d'ADM (24). Salini arguait qu'ADM est une personne morale publique malgré sa constitution en société à responsabilité limitée. Pour établir ce constat, il a évoqué la composition de son patrimoine et de son conseil d'administration au moment de sa création et l'implication directe du ministre des Infrastructures dans toutes les décisions fondamentales (25).
Le tribunal est parti de la présomption que toute société commerciale dominée ou contrôlée de manière prédominante par l'État ou par des institutions de l'État, qu'elle ait ou non une personnalité juridique, est considérée comme une société d'État (26). Le tribunal a adopté le même raisonnement que le tribunal Maffezini et a évalué à la fois la structure et les fonctions d'ADM pour conclure que cette dernière se distingue de l'État du seul fait de sa personnalité morale et qu'il s'agit d'une société d'État, agissant au nom du Royaume du Maroc (27). Il a considéré ADM comme une société d'État malgré son caractère privé sous le droit marocain. Comme dans la décision Maffezini, le tribunal Salini n'a pas accordé assez du poids à la classification de l'entité en droit interne. On trouve la même approche dans l'affaire R.F.C.C. c. Maroc qui découlait des mêmes faits (28).
Il convient de noter que le statut des entités en cause, tant dans l'affaire Maffezini que l'affaire Salini, a été traité lors de la phase de juridiction, indépendamment de la question de l'attribution que le tribunal Maffezini a traitée à la phase du fond. En tant que telle, l'attribution n'a pas été abordée ni par Salini ni par RFCC. Ce dernier tribunal a décidé qu'il n'y avait pas eu de violation du traité et qu'il n'était donc pas nécessaire de trancher la question de l'attribution (29). Le premier s'est désisté et n'a donc pas rendu de sentence finale (30).
Bien qu'ils n'aient pas abordé directement la question de l'attribution, ces trois décisions représentent le courant privilégiant le fond sur la forme, aussi bien que l’application du droit international sur le droit interne en arbitrage d’investissement.
EDF c. Roumanie
Ce litige concernait l'attribution des violations d'obligations contractuelles relatives à l'utilisation d'espaces commerciaux dans un aéroport par deux entreprises d’État. Le tribunal a tout d'abord estimé que dès lors qu'il est établi qu'une entité est un organe de l'État, tous ses actes sont attribuables à l'État, sauf preuve contraire (31).
Après avoir critiqué le jonglage du demandeur entre le critère structurel et fonctionnel (32), le tribunal a décidé, sur la base de la loi roumaine, qu’aucune de deux entités n’est un organe d’État vu qu’ils jouissent d’une personnalité morale les distinguant de lui (33).
Enfin, le tribunal a attribué le comportement à l'État en vertu de l'article 8, concluant que seul le comportement reproché était sous le contrôle de l'État au sens dudit article (34).
Tulipe c. Turquie
Dans cette affaire, le demandeur a prétendu que la Turquie, agissant par l'intermédiaire de diverses entités, parmi lesquelles EMLAK, détenue à 39% par TOKI (un organe d'État responsable du logement public en Turquie et opérant sous la tutelle du Premier ministre de la Turquie) (35), avait violé les dispositions de son TBI avec le Royaume des Pays-Bas. La partie requérante a fait référence à Maffezini et Salini pour soutenir que le fait que TOKI possédait 39 % des actions d'Emlak et contrôlait plus de 99,9 % des actions donne lieu à une presumption of statehood (36).
Néanmoins, le tribunal s'est rangé à l'argument de la Turquie selon lequel il n'existe pas d'organe "quasi-étatique" aux fins de l'article 4. Il a estimé qu’en vertu de la loi turque Emlak est une entité distincte et non pas un organe d'État (37). Ce qui est intéressant, c'est que le tribunal ne s'est pas seulement fondé sur le droit interne, mais sur l'avis de la Cour suprême de Turquie qui a décidé que « Public Economic Enterprises, since they set up and operate commercial undertakings, are merchants. The fact that their capital belongs to the state and there is a particular way in which appointments are made to certain of their managerial organs does not imbue these entities with public law establishment capacity and these bodies are civil law judicial persons and the provisions of private law apply to them » (38).
En outre, le tribunal estime qu'il n'existe aucune règle du droit international pour conclure que la propriété d'une personne morale par l'État déclenche la présomption de statehood, c’est-à-dire que l’entité est un organe d’État. Le tribunal précise que la propriété de l'État ne convertit pas une entité en un organe (39). Enfin, le tribunal a conclu qu'en vertu de l'article 8, EMLAK a agi en tant que partie privée sur la base des considérations commerciales et que les actes litigieux n'étaient pas attribués à la Turquie (40).
On constate donc la différence entre les deux lignes de raisonnement ; l'approche Maffezini qui s'appuie sur les tests structurels/fonctionnels et ignore le droit étatique. Ceci est clairement énoncé dans Maffezini « A domestic determination as to the juridical structure of an entity is not necessarily binding on an international arbitral tribunal. Whether an entity is to be regarded as an organ of the State and whether this might ultimately engage its responsibility, is a question of fact and law to be determined under the applicable principles of international law » (41).
Il est clair que l'approche rivale est celle du droit interne, dont les disciples suivent strictement l'article 4 sans tenir compte des parties prenantes et des actionnaires réels qui profitent des activités de la société. Afin d'éviter le conflit entre l'impunité de l'État et le dépassement de son droit interne, un compromis doit être trouvé. Dans cette veine, certains TBI prévoient une approche de lex specialis sur le statut des entreprises d'État. Cette approche servira les tribunaux à trancher la question en se fondant sur l'intention des parties.
Les entreprises d’État dans certains accords multilatéraux de libre-échange
Compte tenu de la pléthore d'accords bilatéraux d'investissement (42), nous avons choisi d'aborder la question sous l'angle de certains accords multilatéraux de libre-échange.
Le traité sur la charte de l’énergie (TCE)
Le TCE n'a pas donné de définition des entreprises d'État, c’est justement l’article 22 (5) qui dispose que « Aux fins du présent article, on entend par « entité » toute entreprise, institution ou autre organisme ou tout particulier »
Le paragraphe premier de même article dispose que « chaque partie contractante veille à ce que toute entreprise d’État qu’elle maintient ou crée mène ses activités en matière de vente ou de fourniture de biens et de services dans sa zone d’une manière compatible avec les obligations qui incombent à la partie contractante en vertu de la partie III du présent traité ». Cela signifie que l'État serait responsable si l'une de ses entreprises, dans une transaction énergétique, agissait d’une manière incompatible avec les obligations de l'État en vertu de la partie III du traité (43). Il est clair que le traité attribue à l'État tant la violation des obligations commerciales que les actes réglementaires et administratifs de l’entreprise (44).
Cette position, loin d'être un compromis sur le statut des entreprises d'État, est plutôt une volonté claire des États parties de les assimiler aux organes d'État. Elle tient également compte de l'influence d'une entreprise d'État et veille à ce qu'elle ne soit pas plus importante que celle de ses homologues privés (45). Conformément à l'article 55 des articles CDI, cette solution à la question de l'attribution a neutralisé les articles CDI à cet égard et représente un soulagement pour les tribunaux TCE (46).
Dans l'affaire Nykomb Synergetics contre Lettonie, la société suédoise a conclu une transaction avec une société par actions nommée Latvenergo, dont la République de Lettonie détient 100 % des actions. La loi lettone sur l'énergie définissait Latvenergo comme objet d'économie nationale de l'État qui ne devait pas être privatisé. Selon l'accord, Nykomb devait construire une centrale de cogénération afin de produire de l'énergie électrique qui serait achetée par Latvenergo et distribuée sur le réseau national. Après la construction de la centrale, un différend est apparu sur le prix d'achat à payer par Latvenergo. De nombreuses tentatives de règlement à l'amiable n'ayant pas permis de trouver une solution viable, Nykomb a déposé une demande d'arbitrage en décembre 2001 devant la Chambre de commerce de Stockholm (CCS), conformément à l'article 26.4.c du traité.
Le tribunal a noté que la société était entièrement détenue par l'État et qu’elle n'avait aucune liberté commerciale, mais était tenue de suivre la politique du gouvernement. Cela dit, elle ne pouvait pas être considérée comme une entreprise commerciale indépendante, mais clairement comme un élément constitutif de l'organisation du marché de l'électricité par l’État.
Le tribunal s'est appuyé tant sur le critère structurel (propriété de l'État) que sur le critère fonctionnel (absence de liberté commerciale) pour conclure que la Lettonie est responsable des actes de Latvenergo, une analyse similaire à celle de Maffezini. Par conséquent, le tribunal a décidé que la République doit être jugée responsable du défaut de paiement du double tarif par Latvenergo et a ajouté que « it is not necessary to rely on the supplemental rule in Article 22 (1) of the Treaty contended by the Claimant ». Il ne nous est pas clair pourquoi le tribunal a pris cette décision, bien que cet article 22 rende les États directement responsables des actions de ses entreprises (47).
D’autre part, dans l’affaire Petrobart v the Kyrgyz republic, l’analyse du tribunal était plus claire en citant l'article 22 et déclarant qu’elle a imposé certaines obligations à la République en ce qui concerne la conduite des activités commerciales de KGM (Kyrgyz state gas company). Ensuite, sur les non-paiements, le tribunal a décidé que l’État n'a pas manqué de s'assurer que KGM menait ses activités d'une manière compatible avec la partie III du traité. Néanmoins, elle a tenu la République kirghize pour responsable du transfert des biens de KGM à d'autres entités et de l'ingérence du vice-premier ministre dans la procédure judiciaire visant à suspendre l'exécution d'un jugement en faveur de Petrobart (48).
Accord de Libre-Échange Nord-Américain (ALENA) (USMCA)
Une entreprise d'État est définie par l'ALENA, à la différence du TCE, comme « an enterprise that is owned, or controlled through ownership interests, by a Party » (50).
Cette définition devient plus détaillée dans l'USMCA, la version amendée de l'ALENA. Son article 22.1 dispose que « A state-owned enterprise means an enterprise that is principally engaged in commercial activities, and in which a Party :
(a) Directly or indirectly owns more than 50 percent of the share capital
(b) Controls, through direct or indirect ownership interests, the exercise of more than 50 percent of the voting rights;
(c) Holds the power to control the enterprise through any other ownership interest, including indirect or minority ownership.
(d) Holds the power to appoint a majority of members of the board of directors or any other equivalent management body »
Un autre point positif c’est que l'article a souligné l'activité commerciale de l'entreprise. Sera donc vouée à l’échec toute argumentation que l'entreprise est une entité commerciale privée distincte de l’État, comme le soutenait le gouvernement espagnol dans l'affaire Maffezini (51). L’avantage de ce type des définitions détaillées c’est qu’il éclaire l'intention des parties et limite le pouvoir discrétionnaire des arbitres.
Tout comme le TCE, l’ALENA dans l’article 15(3) et l’USMCA dans l’article 22(4) (52) ont prévu également des dispositions lex specialis sur la question de l’attribution. Dans l’affaire United Parcel of America v Canada, les faits concernaient des allégations de concurrence déloyale de la part de Canada Postes (entreprise d'État) et l'absence de réglementation de la part du Canada (53). Le demandeur soutenait que «Whether Canada Post's conduct falls under article 4 or under article 5 there is clear and undeniable state responsibility attributable to Canada ». Le tribunal s'est référé à l'article 1503 du NAFTA et a décidé que « Several features of these provisions read as a whole lead the Tribunal to the conclusion that the general residual law reflected in article 4 of the ILC text does not apply in the current circumstances. The special rules of law stated in chapters 11 and 15, in terms of the principle reflected in article 55 of the ILC text, "govern" the situation and preclude the application of that law » (54).
Ensuite, le tribunal a conclu que les actes de Canada Post ne sont pas attribués au Canada (55). Le contraste est évident avec le tribunal de l’affaire Waste management susmentionné qui était aussi une affaire ALENA. On a expliqué que dans cette affaire le tribunal ne s'est pas appuyé sur la lex specialis prévue par le traité, mais sur un mélange des articles CDI.
D’ailleurs, dans le cadre du partenariat trans pacifique global et progressif (CPTPP) (56), les dispositions relatives aux entreprises d'État sont similaires à celles de l'USMCA. Leurs actes sont attribués à l'État, le caractère commercial de leurs activités est souligné et la définition est détaillée plus au moins de la même manière (57).
En sus, dans l'accord économique et commercial global (CETA) (58) une entreprise d'État désigne une entreprise qui est détenue ou contrôlée par une partie (59). Contrairement à l'approche détaillée suivie par l'USMCA et le CPTPP, cet accord suit, tout comme le TCE, une approche large qui libère le pouvoir discrétionnaire des arbitres en ce qui concerne le seuil de propriété et la nature du contrôle. Le CETA prévoit également des dispositions d’attribution (60).
On termine avec l'accord le plus récent qui est le partenariat économique global régional (RCEP) (61). Cet accord est une régression évidente, car il évite totalement les entreprises d’État publiques et ne traite nulle part la question de l’attribution. Seul l'article 1.2(n) pourrait être pertinent comme il définit la juridical person comme « any entity constituted or organized under applicable law, whether or not for profit, and whether privately-owned or governmentally-owned, including any corporation, trust, partnership, joint-venture, sole proprietorship, association, or similar organization ». Cette approche implique que tout tribunal potentiel du RCEP n'aura d'autre choix que de recourir aux articles CDI en cas de litige impliquant une entreprise d’État.
Conclusion
On ne peut pas nier que les entreprises d’État sont souvent étroitement liées à l'État, de sorte qu'elles peuvent parfois être considérées comme des organes de celui-ci. Un État (62) reste un État et contracter avec lui aura toujours ses particularités. Cependant, sa capacité à créer des entités ne doit pas être un moyen de déresponsabilisation en arguant simplement que l'entité n'est pas une orange d'État en vertu de son droit interne. De l’autre côté, la volonté d'assimiler les États aux parties privées (63) ne devrait pas aller trop loin pour ignorer systématiquement la personnalité juridique qui a été accordée par l'État à une entreprise dans un but précis. Comment pouvait-on équilibrer la balance ?
Bien que l'article 4 s'appuie sur le droit interne comme mentionné ci-dessus, le commentaire de cet article prévoit qu’ « il ne suffit pas de se référer au droit interne pour déterminer le statut d’un organe de l’État. Dans certains systèmes, le statut et les fonctions des diverses entités sont définis non seulement par la loi, mais aussi par la pratique, et se reporter exclusivement au droit interne peut induire en erreur » (64). Cela signifie, selon certains (65), que le terme organe d’État comprend, sans s'y limiter, ceux désignés par le droit interne. Or,
embrasser simultanément les deux approches distinctes ne résout pas le problème.
La référence principale d’un tribunal d’arbitrage d'investissement est le traité d'où provient sa compétence, voire sa légitimité. Néanmoins, la plupart des sentences attaquées n'ont pas trouvé, dans le TBI concerné, de dispositions régissant le statut des entreprises d'État (66). Tant que les États ne se sont pas convenu, sur le statut des entreprises d'État, la question restera en quelque sorte tributaire des articles CDI, ainsi que le pouvoir discrétionnaire des arbitres et de leurs diverses idéologies.
La lex specialis créée par les accords précités peut être un remède d’harmonisation des approches en la matière. Cette lex specialis est un compromis tenant compte, d’une part de la souveraineté de l'État et sa liberté de créer des entreprises commerciales qui ne sont pas ses organes, et d’autre part des intérêts des investisseurs étrangers en attribuant à l'État les éventuelles violations, par ses entreprises, des obligations du TBI. Cette approche pourrait frayer le chemin vers une coutume internationale en la matière à moins qu’une autre approche opposante ne surgisse pas (67).
(1) L. Schicho, “Attribution and State Entities: Diverging Approaches in Investment Arbitration,” The Journal of
World Investment & Trade 12, no. 2 (January 1, 2011): 283–98, spec., p.284.
(2) E. S. Romero, « Are state liable for the conduct of their instrumentalities » in IAI series on international
arbitration: State entities in international arbitration, (E. Gaillard and J. Younan eds.,2008), Juris publishing,
Paris, 2011, p. 33.
(3) N. Gallus, “State Enterprises as Organs of the State and BIT Claims,” The Journal of World Investment &
Trade 7, no. 5 (January 1, 2006): 761–79, p.777.
(4) Ibid, p.778.
(5) Ibid, footnote 3, p.765.
(6) E. S. ROMERO, « Are state liable for the conduct of their instrumentalities », art. cit., p.33.
(7) Compañía de Aguas del Aconquija S.A. and Compagnie Générale des Eaux (Vivendi Universal) v. Argentine
Republic (ICSID Case No. ARB/97/3), Award, Nov. 21, 2000, 5 ICSID REP. 296, 49, at 313 (2002)
(8) Draft Articles on Responsibility of States for Internationally Wrongful Acts, with Commentaries – 2001, p.43.
(9) Jan de Nul v. Egypt, Award, 6 November 2008, paras. 169-171; Bayindir v. Pakistan, Award, 27 August 2009,
para. 123; EDF v. Romania, Award, 8 October 2009, para. 195.
(10) Voir L. Schicho, “Attribution and State Entities: Diverging Approaches in Investment Arbitration,” op.cit,
p.288.
(11) Emilio Agustín Maffezini v. Kingdom of Spain (ICSID Case No. ARB/97/7), Decision on Jurisdiction, Jan. 25,
2000, 16 ICSID REV. 212 (2001); 40 I.L.M. 1129 (2001), para 77-79.
(12) Ibid. para.79.
(13) Ibid. para.80. « De même, une société privée opérant à des fins lucratives tout en s'acquittant de fonctions
essentiellement gouvernementales qui lui ont été déléguées par l'État pourrait, en vertu du critère fonctionnel,
être considérée comme un organe de l'État et engager ainsi la responsabilité internationale de l'État pour des
faits illicites » (Traduis par nous)
(14) Ibid. para.89.
(15) Ibid. para 82.
(16) Sebastien Manciaux, “The Relationships between States and Their Instrumentalities in Investment
Arbitration", in IAI series on international arbitration: State entities in international arbitration (E. Gaillard and J. Younan eds.,2008), op.cit, p.220.
(17) Waste Management Inc. v. United Mexican States (ICSID) Additional Facility Case No. Akts(AF)/00/3),
Award, 30 April 2004,43 ILM 967 (2004). Para 75.
(18) Jan de Nul v. Egypt (ICSID Case No. ARB/04/U), Award, 6 November 2008, para 162 et 169.
(19) Ibid, para 162.
(20) Ibid. para.169.
(21) Bayindir v. Pakistan (ICSID Case No. Ann/03/29), Award, 27 August 2009 (available at: http://ita.law.uvic.ca/
documents/Bayandiraward.pdf), para 119, 123, 125.
(22) Gallus, supra note 3
(23) Salini Costruttori S.p.A. and Italstrade S.p.A. v. Kingdom of Morocco (ICSID Case No. ARB/00/4), Decision
on Jurisdiction, July 23, 2001, 42 I.L.M. 609 (2003); 6 ICSID REP. 400 (2004); French original in 129 J.D.I. 196
(2002) (observations by E. Gaillard at 209). Paras 1-5.
(24) Ibid. para.28.
(25) Ibid. para. 29.
(26) Ibid. para 31.
(27) Ibid. para 35.
(28) Consortium R.F.C.C. v. Morocco, ICSID, Decision on Jurisdiction, 16 July 2001, paras 34-40.
(29) Ibid. para 109.
30 Voir Salini Costruttori S.p.A. and Italstrade S.p.A. v. Kingdom of Morocco [I], ICSID Case No.
ARB/00/4 | italaw, consulté le 30/03/2021
(31) EDF v. Romania (ICSID Case No. Atu; /05/13), Award, 8 October 2009, para 188.
(32) Ibid. para 188-189.
(33) Ibid. para 190.
(34) Ibid. para 213.
(35) Tulip Real Estate Investment and Development Netherlands B.V. v. Republic of Turkey (ICSID Case No.
ARB/11/28), Award, 10 March 2014, paras 60-63
(36) Ibid. para 253.
(37) Ibid. para 288.
(38) Ibid.
(39) Ibid. para 382.
(40) Ibid. para 313.
(41) Maffezini, supra note 11, para.82.
(42) https://investmentpolicy.unctad.org/international-investment-agreements. consulté le 30/03/2021.
(43) Les obligations de la partie III sont : La non-expropriation – la compensation des pertes et le traitement non-discriminatoire
(44) Article 22 (3).
(45) R. Leal-Arcas, “Commentary on the energy charter treaty,” December 28, 2018, Edward Elgar publishing, p.312.
(46) Article 55 CDI « Les présents articles ne s’appliquent pas dans les cas et dans la mesure où les conditions de l’existence d’un fait internationalement illicite ou le contenu ou la mise en œuvre de la responsabilité internationale d’un État sont régis par des règles spéciales de droit international »
(47) Thomas Waelde and Patricia Wouters, “State Responsibility and The Energy Charter Treaty: The Rules Regarding State Enterprises, Entities, and Subnational Authorities,” Hofstra Law & Policy Symposium 2, no. 1 (January 1, 1997), p.128.
(48) Petrobart Limited v. The Kyrgyz Republic, SCC, Award, 29 March 2005, pp.54-77
(49) Ibid.
50 North American free trade agreement, p.5. https://www.trade.gov/north-american-free-tradeagreement-nafta. consulté le 30/03/2021
(51) Mafezzini, supra note, para 73.
(52) Each Party shall ensure that each of its state-owned enterprises, when engaging in commercial activities: (a) acts in accordance with commercial considerations in its purchase or sale of a good or service, except to fulfil the terms of its public service mandate that are not inconsistent with subparagraphs (b) or (c)(ii); (b) in its purchase of a good or service: (i) accords to a good or service supplied by an enterprise of another Party treatment no less favorable than it accords to a like good or a like service supplied by enterprises of the Party, of any other Party or of a non-Party, and (ii) accords to a good or service supplied by an enterprise that is a covered investment in the Party's territory treatment no less favorable than it accords to a like good or a like service supplied by enterprises in the relevant market in the Party's territory that are investments of investors of the Party, of another Party or of a non-Party; and (c) in its sale of a good or service: (i) accords to an enterprise of another Party treatment no less favorable than it accords to enterprises of the Party, of any other Party or of a non-Party, and (ii) accords to an enterprise that is a covered investment in the Party's territory treatment no less favorable than it accords to enterprises in the relevant market in the Party's territory that are investments of investors of the Party, of another Party or of a non-Party.
(53) United Parcel Service Of America V. Government Of Canada, ICSID, Award, May 24, 2007, para 49.
(54) Ibid. para 59.
(55) Ibid. para 62.
(56) Signé par les ministres du commerce le 8 mars 2018. Forme un bloc commercial représentant 500 millions de consommateurs et 13,5% du PIB mondial. Et compte dans ses rangs 11 États : Canada, Australie, Japon, Mexique, Nouvelle-Zélande, Singapour, Vietnam, Brunei, Chili, Malaisie et Pérou. Voir
https://www.international.gc.ca/trade-commerce/trade-agreements-accords commerciaux/agr-acc/cptpp-ptpgp/cptpp_explained-ptpgp_apercu.aspx?lang=eng. Consulté on 30/03/2021
(57) Article 17.1: state-owned enterprise means an enterprise that is principally engaged in commercial activities in which a Party. (a) directly owns more than 50 per cent of the share capital; (b) controls, through ownership interests, the exercise of more than 50 per cent of the voting rights; (c) holds the power to appoint a majority of members of the board of directors or any other equivalent management body Article 17.4: Each Party shall ensure that each of its state-owned enterprises, when engaging in commercial activities: (a) acts in accordance with commercial considerations in its purchase or sale of a good or service, except to fulfil any terms of its public service mandate that are not inconsistent with subparagraph (c)(ii)…
(58) Conclu entre l’UE et Canada le 30 Octobre 2016. http://urbis.europarl.europa.eu/urbis/document/ceta-eu-canada-free-trade-agreement. Consulté le 30/03/2021.
(59) CETA Article 1.1
(60) Article 18.4: Each Party shall ensure that in its territory a covered entity accords non-discriminatory treatment to a covered investment, to a good of the other Party, or to a service supplier of the other Party in the purchase or sale of a good or service.
(61) Signé le 15 novembre 2020. Ses membres sont : La Chine, le Japon, la Corée du Sud, l'Australie, la Nouvelle Nouvelle-Zélande et les 10 membres de l'Association des nations de l'Asie du Sud-Est (ANASE) : Brunei, Vietnam, Laos, Cambodge, Thaïlande, Myanmar, Malaisie, Singapour, Indonésie et Philippines. Il couvre près d'un tiers de la population mondiale et environ 30 % de son PIB mondial.
(62) Carlo de Stefano, Attribution in International Law and Arbitration, Oxford University Press, 2020, p.1.
(63) Charles Leben, “La Théorie Du Contrat d‟État et l‟évolution Du Droit International Des Investissements” Collected Courses of the Hague Academy of International Law (Volume 302), February 2, 2003, p.258.
(64) Projet d’articles sur la responsabilite de l’état pour fait internationalement illicite et commentaires y relatifs,
2001, p.36.
(65) Abby Cohen Smutny, State Responsibility and Attribution: When Is a State Responsible for the Acts of State
Enterprises? Emilio Agustín Maffezini v. The Kingdom of Spain, in International Investment Law And
Arbitration : Leading Cases From The ICSID, NAFTA, Bilateral Treaties And Customary International Law17,
28 (T. Weiler ed., Cameron May, 2005) p.33.
(66) Maffezini, para 74. Voir aussi Noble Ventures v. Romania (ICSID Case No. ARH/Ol/11), Award, 12 October
2005. para.69.
(67) Comme celle adoptée par le RCEP.